En aveugle by Eugene Marten

Auteur:Eugene Marten [Eugene Marten]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Quidam
Publié: 2023-11-28T15:50:37+00:00

Un homme avait oublié ses clés dans sa voiture en face d’un diner à l’autre bout de la ville. Il a dit qu’il nous rejoindrait mais lorsqu’on s’est garés il n’était pas dans les parages. On est entrés.

« Il a dû aller s’occuper d’un truc, a expliqué le type derrière le comptoir. Il a dit d’y aller et de récupérer ses clés, il revient. À moins que ça pose problème ? »

Ibrahim m’a dévisagé. « Est-ce que ça pose problème ? »

Une Cadillac cabriolet couleur bordeaux. On a commencé par vérifier toutes les portes parce qu’on ne sait jamais. Puis Ibrahim a enfoncé une bande de caoutchouc côté conducteur, par le bas de la vitre. Il a pressé une poire et le caoutchouc s’est gonflé en créant un espace entre la porte et le verre. Il m’a demandé de passer une lumière de la taille d’une ampoule de Noël dans la rainure. La portière s’est emplie d’une lueur verdâtre. Une fuite aussi épaisse qu’une corde de piano. Ibrahim m’a filé le crochet et je l’ai fait glisser dans la lumière, je l’ai remonté. Je ratais à chaque fois. Comme pour un truc contrôlé à distance, ça paraissait plus simple quand on n’y voyait rien.

« Peut-être câble d’airbag, a dit Ibrahim. L’alarme. T’as fait quoi au visage ? »

À l’intérieur, la voiture servait de carapace à une autre vie. Après-rasage, lunettes de soleil, grilles de loto, une canette de bière. Pas un fumeur. Je les ai retirées du Neiman et elles m’ont paru lourdes, intimes, comme si quelqu’un vous confiait un secret.

Ibrahim a reverrouillé la portière avant de la reclaquer. Il voulait me montrer d’autres façons de l’ouvrir. La météo était juste bien, encore un peu chaude, mais des bouffées de froid passaient sur la peau tel un avenir proche cherchant à vous chuchoter un truc. Les gens passaient en voiture. Ils nous regardaient, voyaient le fourgon, traçaient leur route. Idem avec les flics. Ça vous procurait une sorte d’immunité.

On est rentrés dans le diner pour poireauter ; on s’est installés au comptoir où on a pris un café. Ibrahim a lorgné mon visage à nouveau. « Tu t’as battu ? T’as coupé en te rasant ? »

J’ai opté pour le rasoir.

« Tu dois commencer avec électrique », il a dit. Puis l’électrique est passé à l’électronique, mais il ne parlait plus uniquement de rasoirs. Le Nouveau Millénaire était bientôt là et il parlait de clés intelligentes qui reconnaissaient leurs utilisateurs, de modes d’entrée numérique sans besoin de clés. Capteurs, lasers, fibre optique. Des systèmes dont la clé était fournie par tes empreintes digitales, le son de ta voix, la forme de ta main, l’odeur de ton haleine. Biométrie, il a dit – un mot sorti tout droit de la science-fiction. Ça ne m’intimidait pas nécessairement ; c’est juste que ça ne m’intéressait pas plus que ça. Ces jours-ci, je n’en avais pas encore fini avec l’électricité, les particules se déplaçant à la vitesse de la lumière comme autant de pensées dans des câbles.

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